Interview de Patrick Fischmann par Bertrand Audouy paru dans Mythologie Magazine Hors série N°25
Les bienfaits des contes
Patrick Fischmann, vous qui baignez dans l’univers des contes, pouvez-vous nous dire pourquoi ils nous font tant de bien ?
Je commencerai par le plus mystérieux : ils nous font du bien parce qu’ils viennent d’ailleurs. Ils ont parcouru des mondes et traversé des mers, ils ont bondi à travers le miroir de l’ordinaire et débarquent en nous tout couverts de poudre d’astres. Et peu importe le nom qu’on donne au pays des métaphores, l’inconscient, la poésie, l’imaginaire, ces migrateurs extravagants nous secouent et nous bichonnent l’âme afin qu’elle s’aère. C’est là leur tout premier soin. Ces parents décoiffés et rebelles nous connaissent : ils savent qu’il faut nous attraper par surprise, que nous n’ayons pas le temps de nous organiser pour gloser ou nous enfuir dans nos certitudes, nos souffrances et nos conforts. Ils n’ignorent pas qu’ils surgissent dans une sorte de prison mentale où nos corps ont du mal à se rêver.
Pourquoi nous font ils tant de bien ? Parce qu’ils viennent à notre rescousse pour qu’on s’évade sans se dérober.
Nous évader sans nous dérober ? C’est-à-dire ?
Ils nous transmettent le bon sens du baron Münchhausen qui se sort lui-même du marécage en se soulevant par les cheveux. Bien qu’il y ait en eux plein de vigueur, les contes ne proviennent pas d’un lieu de pouvoir. Nul politicien ou roi, nul dieu agressif ni prêtre ou grand argentier ne nous les expédie pour nous manipuler et nous corrompre. Leur ambition est ouvertement fraternelle et libertaire. Qui que vous soyez, quelle que soit votre situation, vos croyances et vos origines, prenez ce dont vous avez besoin, créez vos propres images, allez puiser en nous ce qui vous remue et vous nourrit. C’est le grand soin des contes : solliciter la liberté de conscience, saboter ce qui fait ployer l’humain.
Les contes ont-ils toujours un coup d’avance sur la force brutale qui est démunie devant la créativité et la fantaisie ?
Si les contes sont capables de convoquer de vieilles terreurs, c’est pour solliciter notre courage, qu’on s’en sorte et que nos dragons se révèlent être des fées. Ils assument de nous parler du réel avec de la poésie. Eux, qui viennent d’ailleurs, ne respectent pas les frontières du temps, de la science, de la religion et de l’art. Pas de douaniers donc entre leur chant et notre cœur. Juste un amour inconditionnel.
La psychologie des profondeurs s’est intéressée aux contes, leurs bienfaits sont-ils surtout d’ordre psychique ?
On dit que les contes parlent à notre inconscient, peut-être est-ce lui qui s’adresse à nous à travers eux. Ils sont l’une de ses voix. Ne reconnaissant pas les frontières entre le visible et l’invisible, le réel et l’irréel, le bien et le mal, ils voyagent sans passeport. Dans leur monde, inconscient et conscience ne sont pas séparés comme la mer et le ciel. C’est justement ce qui a intrigué et fasciné la psychanalyse qui souhaiterait bien saisir le mystère de cette intrication. Le problème des écoles de psychologies qui étudient et expliquent les fantasy, comme celui d’autres écoles interprétatives (symbolistes, mythologues, folkloristes, naturalistes, anatomistes, ethnologues, anthropologues, numérologues, spiritualistes, astrologues) analysant les mythes ou les contes et légendes, c’est qu’ils tentent de concevoir un champ quantique dans une seule dimension. Il est impossible de faire raisonner « Tout ce qui est conté » sans une dynamique et une diversité exprimée sur plusieurs plans. Le conte est toujours bien plus riche que nous ne le pensons. C’est un infini positif comme disait Giordano Bruno.
Comme vous l’avez développé dans le hors-série de Mythologie consacré à la nature des contes, l’espace des récits est un lieu sans environs. Là où s’insinuait jadis tout un monde caché il fait encore parler les arbres, les animaux et les montagnes…
Le conte est un être sans centre ni périphérie. Ce Tout nous émeut parce qu’il connait notre nature humaine et sa gémellité avec Mère-Nature. C’est sa vertu holistique, l’aspect psychologique en est l’une des composantes. Clarissa Pinkola Estés écrit : le conte est beaucoup plus ancien que l’art et la science de la psychologie. Et il le restera à jamais. L’une des plus anciennes façons de raconter (…) est l’état de transe, dans laquelle la narratrice « sent » son audience (…) puis entre dans un état du « monde entre les mondes » où l’histoire est « attirée » vers la conteuse en transe et racontée par son intermédiaire. L’imaginaire aspire à la plus grande ouverture aux mystères du monde. Les bardes et tous ceux qui ont accepté la voie exigeante de la transmission partagent ce que Clarissa dénomme les vitamines de l’âme.
L’imaginaire est donc la source des bienfaits ?
Depuis l’aube des temps il accompagne l’être confronté au mystère de l’existence. Il lui fait sentir l’harmonie entre les mondes intérieurs et les paysages traversés. En observant la nature, bardes et passeurs ont présenté au petit d’homme sous une forme symbolique et métaphorique, l’admirable complexité qui constitue son être. Comme un gland se déploie vers sa vie de chêne et vit sereinement son sentiment d’appartenance, il nous invite à vibrionner de nos deux natures. Quand on imagine on saisit qu’un pommier ne se nourrit pas de ses pommes, qu’une rivière ne boit pas de son eau et que la fleur ne répand pas son arôme pour elle-même. On désire alors se donner au monde. Peut-être est-ce l’une des ressources les plus précieuses de la faculté d’imaginer : s’offrir en totalité, nous arrachant d’une vision égotique tout en nous observant nous-mêmes, attentifs à notre prochain. Le vrai réalisme, dit Eugène Dreuwerman, en art comme dans la vie, est un surréalisme mordant.
Vous avez parlé ailleurs de contes-médecines. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il existe des contes très puissants qui nous avertissent qu’une parole peut tuer ou sauver, mettant en scène des héros qui connaissent des récits aux vertus magiques. Lewis Mehl Madrona emploie le terme de contes guérisseurs. Lors de cérémonies de type chamanique dans des sociétés traditionnelles l’écoute et la retransmission d’histoires font partie intégrante du processus de guérison. Les contes sont vus en tant que récits de retour à la santé, moyens de résoudre les difficultés, sagesses qui enseignent comment se transformer. Ce qui est soignant dans les contes est la formidable écoute qu’ils suscitent : tout l’être entend. Il n’y a pas la biologie d’un côté, le psychique ou le spirituel de l’autre, le mental, l’émotionnel et le sentiment entre parenthèse ou comme priorité : les histoires semblent servir de vecteurs aux unités de sens les plus fondamentales et les plus irréductibles de l’existence humaine. Robert Bly dit que la souplesse est essentielle à la gestion des situations nouvelles et que ce type de connaissance est situé hors du système instinctuel de l’homme, stocké dans des histoires, contes de fées, légendes, mythes, récits narrés au coin du feu. Ils constituent de nouveaux modes de réaction que nous pouvons adopter chaque fois que les réponses conventionnelles et ordinaires se révèlent inadaptées.
Le Médecin-conteur Janusz Korczak écrivit le Roi Mathias 1erpour les orphelins dont il s’occupait. Pour leur bien-être, le respect d’eux-mêmes et de leur liberté. Pour lutter contre la pauvreté, l’injustice et la maladie. Rabbi Nahman de Braslav termina sa vie en n’enseignant que par des contes, des remèdes sous forme d’histoires propres à nous guérir. Clarissa Pinkola Estés écrit encore : pour nous, l’histoire est une médecine qui remet sur pied et dans le droit chemin l’individu et la communauté. Enfin Marie-Louise Von Franz relate que chez les aborigènes d’Australie, quand le riz ne pousse pas bien, les femmes lui racontent son mythe d’origine. Alors le riz sait à nouveau pourquoi il est là et il se remet à croire.
Se remettre à croire, est-ce là le cadeau des contes ?
L’importance d’une parole dit Henri Gougaud se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise. Se remettre à croire n’est pas hameçonner une nouvelle idée, adhérer à une nouvelle croyance. C’est plutôt se réveiller, savoir à nouveau, sentir que cette parole ravive la flamme. Les contes sont de puissants déclencheurs de régénération, ils nous optimisent et nous replacent dans le flot de la vie. Ils sont si vieux qu’ils ont escorté toute une lignée d’ancêtres et leurs eaux ruissellent déjà sur nos arrières-arrières-petits-enfants. Ils nous réalignent avec une source fraiche et inépuisable située hors du temps. Ils nous offrent à la fois le recul nécessaire et l’élan pour plonger, se jouant de ce paradoxe avec l’élégance de la loyauté. Quand les femmes aborigènes content au riz leur mythe d’origine, elles aussi se remettent à croire, non seulement en elles mais aux lois secrètes et à l’entrelacs des forces vitales. Imaginez la puissance que peut avoir ce mythe sur quelqu’un qui parle à des graines. Leurs intuitions et leurs connaissances sont pleines de bon sens. Des expériences scientifiques démontrent la force de la parole et de l’intention sur la dynamisation ou la détérioration du vivant. Ces résultats obtenus en s’adressant à des cristaux de glace, du riz ou des graines dont la structure se modifie, augurent de ce qu’elle est capable de générer sur la santé globale d’un être humain. Ce que ces femmes sages aborigènes offrent au riz, elles se le donnent à elles-mêmes. Les grands guérisseurs le savent, la parole est une huile bienfaisante qui pénètre aussi sûrement qu’une crème. Elle passe à travers le conteur et elle touche toute vie qui écoute, les êtres humains comme les germes ou les épis de blé. Et à ce stade de notre réflexion il faut nous pencher sur notre part de responsabilité dans le choix des contes et dans ce que transmet la chair de nos mots.
Il y aurait donc des contes plus ou moins bienfaisants ?
Pour répondre à la question je dirai que c’est une nourriture qui doit être de bonne qualité. Est-ce que vous mangez des carottes bio, des fruits de votre jardin ou est-ce que vous attrapez sans discernement tout ce que des industriels sans vergogne triturent et déposent dans les hangars de la consommation ?
Certes, mais qui fait le tri dans les bons et mauvais contes ?
Jadis la responsabilité du choix incombait aux gardiennes des récits, aux passeurs, aux aèdes, aux bardes et aux conteuses, magiciennes, troubadours, trouvères, poètes vagabonds et griots. Il s’agit d’une filiation mémorielle, de veilleurs, de sentinelles considérées comme sacrées chez certains peuples. Les bardes de Bretagne juraient d’apporter sagesse et harmonie là où ils jouaient et racontaient.
Le renouveau du conte dans les années soixante-dix s’inscrit-il dans cette lignée ?
Le renouveau du conte a raccommodé la chaîne mais il circule une littérature plus ou moins heureuse, des traductions et des versions légères ou excentriques, une tendance à tordre ou exploiter les contes. Je ne m’attarderai pas sur l’emploi de ce mot qui en dit long sur certains stratèges de l’éducation ou du One man show. Les veillées, devenues in fine des spectacles, se dévoient parfois vers une performance, les contes utilisés comme prétextes aux dérives égotiques ou repris, avec plus ou moins de pertinence par le théâtre ou les thérapies.
Les thérapies useraient-elles des contes au risque d’en abuser ?
Les versions (qui ne citent par leurs sources) qui inondent internet sont parfois creuses et affligeantes tant dans la forme que dans le fond. Néanmoins une grande partie du répertoire est accessible, des créateurs continuent d’enrichir et de réveiller des thèmes essentiels. Il faut apprendre à trier, à reconnaitre la source des contes. Il y a bienheureusement de belles poignées de conteurs expérimentés et des maisons d’édition préservant cette tradition de responsabilité.
Aujourd’hui les passeurs sont enregistrés, filmés, mis en scène, édités…
La transmission est bien plus complexe et hasardeuse car la société marginalise ou sur médiatise les artistes sans qu’ils aient réellement la place traditionnelle qu’ils ont toujours occupée. Les contes sont par essence bienfaisants mais à condition qu’ils demeurent vivants et ne soient ni abimés, tordus ou domestiqués. Leur belle sauvagerie exige d’entrer dans cette sorte de transe, cet état du monde entre les mondes ou l’histoire traverse un passeur. C’est ainsi qu’offerts et transmis, ils peuvent dispenser leurs bienfaits.