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Le chant de l'éveil

(contes des sages gardiens de la terre)

3 mars 2017/Un conte de Patrick Fischmann/5 min. read

Le chant de l’éveil

« À force de vivre au milieu des biches et des bois, le vieux de la nature s’était changé en cerf. Il avait gardé sa tête et sa barbe d’homme, sa coiffure de chêne. Homme, arbre et bête : l’on finit toujours par ressembler à ceux que l’on aime. Jeune, il avait trouvé la clairière. Là où les animaux et les arbres tenaient leurs conseils. C’était la première fois depuis que le monde avait basculé, qu’un humain était admis dans le cercle des gardiens. Il avait cheminé entre ville et forêt, essayé d’être pour les uns et les autres, civilisés et sauvages, le germe d’une nouvelle alliance. Si les loups et si les cèdres l’aimaient, beaucoup d’hommes le tenaient pour un naïf qui tournait le dos au progrès. Les sangliers lui avaient appris l’ancien langage. Quand il s’adressait aux hommes, il avait dans sa voix le chant du merle et le bruissement de l’eau, de l’ombre et des feuillages. On y devinait le silence du ciel et des grottes, la force pure de la lune et toutes ces choses qui finissent par faire peur à ceux qui se claquemurent dans leurs maisons. Voyant la ville se rapprocher chaque jour, la terre lacérée par des pattes d’acier, il avait fini par ne plus dépasser la lisière des mondes. Il passait de longues heures à scruter les nuages pour déceler les agitations qui mangent la vie. Il savait que beaucoup d’humains souffraient de voir la nature malmenée, mais leur façon de vivre était sans appel. Tandis qu’il cherchait le moyen d’endiguer la peur et de réveiller le chant des hommes, ses pieds, ses mains devinrent sabots, ses bras, ses jambes se couvrirent de peau, ses cheveux se firent brindilles et branches. Sa voix gonfla, sortit de la bouche des arbres et des rochers, la voix des arbres et des pierres qui parlent.

-La nature n’accuse pas l’homme, elle l’attend.

Ce jour là, un grondement fit vibrer la dernière colline qui séparait les mondes. Il avait redouté cet instant. Celui où rien n’arrêterait les mangeurs de vie, ses frères humains qui broyaient les arbres et les nids, souillaient la mer et la montagne, fouillant la terre, jamais rassasiés, sans égard envers la vie sauvage et l’avenir de leurs enfants. Il avait réfléchi à ce moment sans savoir quoi faire. Pourtant, il vit clairement ce qu’il devait oser. De la clairière, il appela longuement toutes les vies qui rampent, courent, poussent et volent. Il rameuta les sources, le vent, les fleurs, les vers et les rossignols. Il exhorta le meilleur de l’homme, fit des élans magnifiques un long collier. Sa plainte s’éleva, chacun l’entendit, qu’il fut sapin, écureuil, taupe, biche, enfant ou noisetier. Un long murmure répondit. Faible au début, il s’élargit, bourdonna, fit vibrer l’air de mélodies. L’homme-cerf récoltait tous les chants. Ceux des arbres et des animaux, des fleurs et des amétystes, des sources. Ceux des humains qui s’apaisent et rêvent. Il en composa un bouquet, mélange harmonieux tissé de milliards de sons.

 

L’homme-cerf fit face aux envahisseurs. Sa voix s’éleva, grave et douce, donnant à son « chant des chants » la puissance inouïe d’un conte. Puis, elle retomba en pluie sur les conducteurs des montures d’acier, les secouant fortement, boulversant leur réalité. Les moteurs des machines s’arrêtèrent. Hommes, femmes et enfants descendirent des collines et des engins, stupéfiés. Ils sortaient du long sommeil, découvraient la forêt, les oiseaux, l’herbe et le ciel. Ils s’éveillaient sans retenir leurs larmes ni leurs rires, délivrés. Ils ajoutèrent leurs voix. Elles s’élevèrent des bouches assoifées, effaçant les peurs, libérant des myriades de papillons. Quand ils virent l’homme-cerf et des visages humains se dessiner à la cime des arbres, leurs cheveux devinrent brindilles, leurs mains sabots, leurs bras des ailes. Au loin, leurs maisons furent des nids, leurs villes s’ouvrirent aux étoiles. Le concert avait brisé leurs armures. La forêt s’avança, bras et branches d’arbres et d’hommes s’étreignirent. Renards, tilleuls, enfants jouaient déjà entre eux, formant des mots et créant des poèmes. »

Patrick Fischmann©Contes des sages gardiens de la terre – Seuil

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